Le Nobel de chimie volé à Henri Kagan, par Didier Astruc

(Article " LE MONDE" du 15.10.01)

GRAND était le désarroi, le 10 octobre dans la communauté des chimistes français, après l'annonce du prix Nobel. En effet, le prix 2001, décerné pour la découverte de la catalyse asymétrique à deux chimistes américains, William Knowles et Barry Sharpless, et au chimiste japonais Ryoji Noyori, lèse considérablement le célèbre chimiste français Henri Kagan, professeur à l'université Paris-Sud d'Orsay.

Ce dernier a démontré pour la première fois avec une publication bien connue parue en 1971 dans un journal anglais qu'il était possible de catalyser l'hydrogénation asymétrique des oléfines en produit optiquement actif avec efficacité, c'est-à-dire avec un large excès de formation d'un énantiomère par rapport à l'autre énantiomère, son image dans un miroir. Cette découverte d'Henri Kagan était d'autant plus impressionnante qu'elle reposait sur la mise au point par ce chimiste d'un produit très efficace, le fameux DIOP, facilement accessible à partir de l'acide tartrique, un composé commun. L'utilisation de ce "levier" pour catalyser la formation de dérivés optiquement actifs était très astucieuse car elle reposait sur plusieurs idées novatrices.

Toutes les tentatives qui avaient précédé celle d'Henri Kagan en utilisant les idées classiques s'étaient heurtées à un effet beaucoup trop faible pour pouvoir prétendre à un développement. La découverte de la catalyse asymétrique est d'une portée considérable tant sur le plan fondamental qu'appliqué, car elle permet la synthèse facile d'une foule de médicaments nouveaux.

La France attendait donc depuis longtemps ce prix Nobel pour Henri Kagan, déjà récipiendaire de nombreuses distinctions. Même si les trois lauréats du prix Nobel de chimie 2001 sont des chimistes de grande valeur, s'ils ont beaucoup contribué à la recherche dans ce domaine et possèdent aussi une grande réputation, le prix Nobel est censé récompenser le premier découvreur plutôt que ceux qui appliquent abondamment les idées et les découvertes réalisées par le pionnier. On peut maintenant véritablement s'interroger sur le bien-fondé du processus d'attribution du prix Nobel. Celui-ci repose en partie sur une consultation internationale, mais surtout sur les propositions des lauréats des prix Nobel antérieurs. Or, en chimie, ceux-ci sont à 80 % américains, et l'on sait bien qu'il existe une grande solidarité outre-Atlantique pour proposer des chimistes américains.

L'attribution du prix Nobel de cette année revêt une importance particulière, car elle consacre un domaine vraiment central de la chimie et l'un des concepts les plus puissants du XXe siècle de par sa portée et ses applications. La dérive hégémonique américaine, que l'on pouvait d'ailleurs craindre à la lecture des manuels de chimie organométallique d'outre-Atlantique, est d'autant plus grave et regrettable. Elle est dommageable non seulement pour Henri Kagan, mais aussi pour la chimie française dans son ensemble, et même pour la réputation du prix Nobel d'une façon générale.

Didier Astruc est membre senior de l'Institut Universitaire de France, professeur de chimie organique à l'université Bordeaux-I (laboratoire de chimie organique et organométallique, CNRS) et récipiendaire du grand prix (Le Bel) de la Société chimiste de France en 2000.